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Fiction et raison, avec Siri Husvedt et Chris Krauss

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La critique artistique peut prendre diverses formes. Il en est une qui ne vient pas spontanément à l’esprit lorsqu’il est question d’aborder la philosophie esthétique : la fiction. Les deux ouvrages que je vous présente sont deux romans, qui gravitent autour du même thème : la place des femmes artistes dans l’art contemporain. À une longue dissertation, les deux auteures préfèrent substituer la puissance de la démonstration par l’exemple, en enrobant leur pensée dans une histoire fictive et en transformant la leçon en conte. Ce procédé permet de produire deux objets littéraires d’une puissance inégalée.

Un monde flamboyant de Siri Husvedt est un essai factice sur Harriet Burden, une artiste fictive dont la carrière a pris brutalement fin suite à une tragédie. Faux document universitaire, le roman prend au fil des pages le ton d’une enquête policière, qui suit le parcours de l’artiste dans ses dernières années. L’auteur dévoile petit à petit les détails d’une carrière qui pourrait faire penser à celle d’une Gillian Wearing, d’une Marina Abramovic ou d’une Ana Mendieta. Le lecteur vibre au fur et à mesure que la narratrice (auteur fictive de ce non-moins fictif essai) découvre des pans perturbants de la vie de cette artiste. Mais ces révélations sont intégrées à une réflexion plus globale sur le monde de l’art et le patriarcat inhérent qui y est à l’œuvre, analyse qui prend de plus en plus de sens au fil des dévoilements scénaristiques.

I love Dick de Chris Krauss serait plutôt ce que la critique littéraire appelle une autofiction. L’auteur, étant artiste avant d’être écrivain, met en scène en usant de toute une batterie d’enjolivements une anecdote qui lui est véritablement arrivée. Le “Dick” en question (un faux nom choisit en toute connaissance de cause, pour les sous-entendus qu’il évoque) est un sculpteur renommé, dont l’œuvre pourrait rentrer dans la catégorie du Land Art, et dont les descriptions des sculptures laissent présager qu’il pourrait s’agir de James Turell. Lors d’un vernissage, la narratrice (portant le même prénom que l’auteur) se prend de passion érotique pour ce sculpteur, jusqu’à convaincre son mari d’écrire avec elle des lettres enflammées à son intention. Mais le roman est plus que cet ersatz de soap opera dans le monde de l’art, il fait résonner les scènes de fiction avec des réflexions poussées sur l’économie des rapports de genre dans la création, et spécifiquement dans le milieu artistique aux Etats-Unis. La fiction ici n’est qu’un prétexte pour soulever intelligemment des questions complexes.

Le fait que les deux romans prennent place dans les années 1990 n’est pas anodin, car cette époque a vu les problématiques féministes dans le monde de l’art se révéler de manière exponentielle (rappelons à ce titre que Carl André fut acquitté en 1988 du meurtre d’Ana Mendieta, et que cette décision n’est pas vraiment du goût de la Women’s Action Coalition, qui manifeste en 1992 sous les fenêtres du Guggenheim, portant bannières scandant « Carl André est au Guggenheim, où est Ana Mendieta ? »). Les deux récits restituent parfaitement les enjeux de l’époque autour de cette question, mieux que ne le ferait n’importe quel document didactique, et ce tout simplement car le sujet est trop ancré dans son époque pour être envisagé hors d’elle.

Le roman, avec son amplitude, permet de remédier à ce problème de manière ludique. Le résultat est admirable : les deux histoires, passionnantes, se lisent d’une traite, et le plaisir de lecture est décuplé par le fait que ces romans ne sont pas des romans, mais des essais pensés comme des romans. Une manière de rappeler que la philosophie n’est pas à côté de la vie, mais dans la vie même.


Camille Moreau


HUSTVEDT Siri. Un monde flamboyant. Trad de Christine Le Boeuf. Paris : Actes Sud (Coll. Babel), 2016. 560 p. (Édition originale américaine, A Blazing World, Ed Simon & Schuster, 2014 – 384 p.)

KRAUS, Chris. I love Dick. Trad de Alice Zeniter. Paris : Éditions J’ai lu, 2018. 320 p. (Édition originale américaine, Ed. Semiotext(e), 1997 – 275 p.)

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